Le 24 octobre 1976
L'adaptation se fait peu à peu. Ce n'est pas tous les jours facile, mais en gros, ça va !
Ne sachant pas combien de temps nous resterons au Brésil, afin de maintenir leur niveau en Français, les enfants sont inscrits au Centre de télé-enseignement de Vanves (CNTE). G est en 6ème, T en CM1, et Erwan en CE1. Pas de répit, les premiers cours sont arrivés avant nous ! L’emploi du temps est draconien et comme nous arrivons fin octobre, ils ont déjà pris du retard ! Ce n’est pas de la rigolade ! C'est un travail astreignant. Les livres qui voyagent par bateau dans les malles ne sont pas encore arrivés et les enfants n’ont donc pas encore les moyens de tout faire. Malgré cela, ils y passent une bonne partie de leurs journées et je consacre aussi beaucoup de temps à les aider.
T. semble avoir le plus de problèmes. Les cours lui paraissent inaccessibles et elle se bloque complètement. Je ne sais pas quoi faire. J'essaie de la laisser faire par elle-même le plus possible, mais il n'en sort rien. Elle est capable d’y passer des heures sans avancer d’un mot, alors de guerre lasse, je finis par céder et je fais quasiment l’exercice. C’est vrai que le niveau des cours parait assez élevé et qu’il leur est demandé plus de réflexion personnelle et d’initiative que dans une classe ordinaire. Ils n’y sont pas habitués.
Les cours d'E. paraissent encore plus décalés. Alors qu’il vient seulement de terminer le CP en France, on lui demande déjà d’être capable de lire et de comprendre les rédigés !... Tous les deux n'arrivent pas à rattraper leur retard.
Je compte sur les vacances de Noël pour qu'ils rattrapent, mais ils ne profiteront pas des vacances. Je suis sans doute un peu trop obsédée à l’idée qu’ils perdent leur année.
Moi qui ai été professeur pendant des années, je m’aperçois alors combien il est contradictoire d’être parent et professeur. Lorsque les enfants des autres sont obtus et ne comprennent rien, je peux penser que ce n’est pas de ma faute, surtout si j’ai tout expliqué de mon mieux ! Il n’en va pas de même pour mes propres enfants ! Ils ne peuvent être sots ! Et alors avec eux je n’ai aucune patience ! Je suis toujours en conflit entre la sévérité du professeur qui les veut les plus intelligents et la pitié de la mère qui trouve qu’on leur en demande trop ! Plus tard, je m’en voudrai longtemps, tout au cours de sa scolarité, me sentant responsable d’avoir dégoûtée ma fille de l’école !
G. au contraire ne parait pas effrayée par son travail, elle a déjà deux semaines d'avance. Sa politique est d’avancer le plus vite possible pour se débarrasser de la corvée. Elle ne veut surtout pas que je m’en mêle !
Nous sommes dans l’hémisphère sud où c’est bientôt la fin de l’année scolaire. Les vacances d’été commencent en décembre. Pensant que les enfants auront plus de facilité à s’adapter à la vie et à la langue brésilienne en se mélangeant dès maintenant aux autres enfants, nous allons nous renseigner sur les écoles environnantes. Sans doute à cause des fortes densités d’enfants, l’école s’organise par demi-journée.
G. a été acceptée au collège, " o ginásio " à deux kilomètres de la maison sur le chemin qui mène à la ferme. D. va la conduire à 13 heures 30 et elle rentre par le car de 18 heures. Pour elle c’est une réussite : elle est très contente, ses professeurs sont sympathiques et contents d’avoir une élève qui arrivent de France. Elle fera vite des progrès en portugais !
T. et E. vont dans une petite école située dans des baraques en bois face à la maison, T. y va l'après-midi et E. le matin. Les autres enfants semblent gentils avec eux. Ils viennent les chercher et les reconduire à la maison. C’est un évènement d’avoir des petits français dans les parages. Nous profitons un moment du cliché qui veut que la France soit une référence culturelle !
C’est aussi pour eux trois un effort supplémentaire et important d’avoir à apprendre le portugais. Chacun d’eux réagit différemment. G. semble avoir pour les langues la facilité de son père : après une semaine à Porto Alegre chez Th., où elle a été choyée, elle est revenue ayant fait des progrès fulgurants. Il lui arrive même de « portuguiser » son français quand elle nous dit par exemple : « je vais perdre l’omnibus ! » au lieu de « je vais manquer le bus ! ».
T est aussi très liante et a très rapidement des tas de copines. Elle semble rapidement être capable de communiquer, mais elle est beaucoup plus timide et sans doute tenant plus de sa mère, elle n’osera se lancer que quand elle sera sûre de ne pas faire de faute !
C’est au début, E qui semble souffrir le plus et malgré les efforts de la maîtresse pour l’adapter, il s’est vite mis au fond de la classe et sait seulement répéter que « eu naõ sei, eu naõ sei ». Sauf quand la maîtresse lui propose de donner quelques rudiments de français à ses petits camarades !
Heureusement que demain je vais avoir une bonne pour me décharger des travaux de la maison. J’ai l’impression d’être revenue quelques années en arrière, du temps de nos grands-mères ! Il n’y a rien de toutes les facilités auxquelles je m’étais habituée en France pour tenir une maison avec 5 personnes ! Il n’y a pas non plus le confort du Maroc où il était très facile de trouver une fatma qui s’occupait de tout dans la maison ! Le plus dur est la lessive : ni laverie automatique, ni machine à laver ! Juste un lavoir ! Il faut frotter et brosser le linge ! J’y passe du temps chaque jour. Imaginez l’état des vêtements que D. ramène de la ferme ! Ceux des enfants sont propres à côté !
En général, il fait beau et chaud, une chaleur moite où l’on sent toujours la sueur couler. Samedi il a plu toute la journée, mais hier il a fait très chaud. Je ne me suis pas méfiée et j’ai pris des coups de soleil à ne pas en dormir pendant quelques nuits !
Les gens ici sont toujours très gentils, nous sommes souvent invités, avec quand même un peu l’impression de jouer les animaux de cirque : on montre les Français ! Vendredi j'étais invitée à Porto Alegre pour un anniversaire. E. et T. m’ont accompagnée parce qu’ils n'avaient pas école. Pour la première fois, j'ai pris la voiture et je me suis lancée. Porto Alegre est à 45 kilomètres de Guaíba. Une belle route asphaltée (a faixa) y mène. De nombreux ponts enjambent lacs, rivières, affluent du Rio Guaíba. Porto Alegre se trouve au delta du Rio Guaíba et la région ressemble à un grand marécage.
Ce n'était pas chose facile de se retrouver dans la ville. De nombreuses petites rues, des tas de sens interdits ! On ne peut jamais tourner à gauche. Il ne faut pas rater son coup ! C’est-à-dire commencer par tourner à droite et retrouver l’axe qui remet dans le bon sens : c’est le « retorno » !. Après maintes péripéties, tours et détours, je suis tout de même arrivée à bon port. A la fête, c'était du beau monde ! Nous avions l'air un peu minable, mais en tant qu’étranger, on peut tout se permettre ! Au début, nous étions un peu perdus et peu à peu nous avons fait connaissance. Ils étaient tous très gentils. Les enfants ont joué avec les autres enfants en se débrouillant pour se faire comprendre. Moi, je me suis bien remis au portugais et j'arrive à peu près à m'exprimer comme je veux. J'ai un peu plus de mal à comprendre, car l'accent est différent de celui du Portugal. Il y a loin entre baragouiner quelques phrases et être obligé d'exprimer tout dans une langue. Après une journée, je suis fatiguée, car c'est un effort incessant, et j’ai la tête comme une pastèque !
Notre premier gros achat a été une télévision, afin que tout le monde s'habitue à la langue. Les chaînes de télévision sont nombreuses, à l’américaine, avec beaucoup de publicité, en gros 10 minutes de programme pour 5 minutes de publicité ! Beaucoup de dessins animés que les enfants regardent même sans comprendre. Et surtout beaucoup de « novelas » ! les télé-nouvelles brésiliennes. Elles deviendront, du moins le soir, le centre d’intérêt pour toute la famille et surtout permettront de perfectionner la langue et la connaissance de la société et de l’histoire brésiliennes ! Les acteurs sont excellents, souvent déjà connus par nous, amateurs de « cinema novo ». A chaque heure, sa novela. Certaines sont contemporaines et de vrais « soap opera » avec histoires sentimentales complexes à l’eau de rose, qui souvent se passent à Rio ou à Sao Paulo, chez des gens riches qui n’ont pour seul souci que leurs histoires de psy et de cul ! D’autres sont de vraies pages d’histoire, plus ou moins récentes, souvent tirées de romans célèbres, de Jorge Amado entre autres. Elles sont en général cocasses et succulentes.
La soirée type : 17 heures « Escrava Isaura » ; 20 heures « Duas vidas » ; 22 heures « O bem amado » ! ….
L’importance de ces « novelas » dans la société brésilienne est telle que certains jours, il faut tenir compte de leurs heures de passage avant de faire des invitations, car personne ne veut rater l’épisode ! Ou alors il faut spécifier qu’avant le repas, on regardera ensemble la novela ! La même chose pour les matchs de football !
Souvent aussi assez tard le soir, je tombe sur de bons films du cinéma novo ou sur des concerts incroyables. C’est ainsi que j’ai découvert Gal Costa. J’ai aussi pu voir sur scène Maria Bethania, que j’appréciais déjà depuis longtemps !
Chaque après-midi, sur la chaîne éducative j’ai découvert un cours de yoga. Un gourou hindou dirige une groupe d’une dizaine de personnes, incroyablement souples. Je n’en avais jamais pratiqué, mais des amis m’avaient dit que ça me conviendrait. Le premier cours, je me suis contentée de regarder et j’ai vite compris que j’allais apprécier et pratiquer. Durant les deux années suivantes, ce sera chaque fois que ce sera possible, mon heure de paix et de détente.
D. n'a pas encore commencé à planter ses champignons, les bâtiments ne sont pas encore prêts. Il passe toutes ses journées là-bas afin de faire activer les travaux. Il a toujours la promesse que ce sera prêt avant la fin de la semaine !
Hier nous sommes encore allés manger à la ferme avec PR., A. et des amis à eux : un autre PR. qui est cardiologue à Porto Alegre et sa femme Ter.. Nous avons mangé un " Churrasco ". C'est le plat national. D’énormes quartiers de viande de bœufs couverts de gros sel sont cuits à la braise dans un four de briques. Au fur et à mesure de la cuisson, à l’aide d’un " facão ", grand couteau dont aucun gaúcho ne se sépare jamais et qu’il porte à la ceinture, des lames de viande sont découpées. Pour un amateur de viande, c’est un délice. Un peu salé à mon goût, question d’habitude ! Une salade de pommes de terre enrobées de mayonnaise, qu’ils appellent " maionaise ", accompagne la viande. Même moi la carnivore, je cale devant tant de viande et nous passons pour des petits mangeurs. Sur la braise aussi on fait cuire de grosses saucisses « linguiça » et des poulets ouverts et couverts d’épices « a galeta » !
Tout cela bien arrosé de « caipirinha », mélange explosif de citrons verts pressés sous un pilon de bois, de sucre, et surtout de « cachaça », eau de vie de canne à sucre, et de glaçons. A consommer par petites doses, surtout sous le soleil. Mais c’est garanti sans gueule de bois ! Sinon la bière « cerveja » très fraîche accompagne aussi le " Churrasco ".
Le week-end dernier, nous avons accompagné PR et A dans une maison qu’ils ont dans une petite île près de Porto Alegre. Ils nous ont promenés en « voadeira », bateau à moteur. Pour l’instant ils nous entourent beaucoup. Ils ont l’air immensément riches et j’avoue que cela me met plutôt mal à l’aise. Je me demande parfois où nous sommes tombés, ils me paraissent si loin de tout ce qui peut faire notre vie et nos préoccupations. Les relations ne peuvent être que superficielles.
Hier G. a encore pu faire du cheval. Elle prétend maintenant qu'elle connaît tout sur l’équitation. Il est vrai qu'elle se débrouille très bien. T. en a fait aussi, et même moi ! J'ai fait une balade, mais le traître, il aimait bien galoper !...Puis nous nous sommes baignés dans le rio qui traverse la ferme.
Vous pouvez croire que ça sent la vie de château, mais je vous parle surtout des moments de loisirs où nous sommes entourés. Ce n’est pas tous les jours ainsi et il y a de longues journées dans la maison de Guaíba où j’attends le retour de D et aussi en vain que le téléphone sonne.
Nous avons reçu un coup de téléphone de France. La cousine de D. qui est opératrice de téléphone nous a promis de nous téléphoner toutes les semaines et de nous mettre en communication avec ceux de la famille qui ont le téléphone.