Sanga Escura le 1er Août 1977

Encore un nouveau mois qui pointe, que le temps passe vite ! Je commence aujourd'hui par vous écrire, sinon, la journée passera et je ne le ferai pas.

Aujourd'hui, l'école reprend, et à six heures du matin, c’était très difficile de sortir E. et T. du lit, et moi aussi... mais je me suis recouchée et j'ai dormi jusqu'à neuf heures.

Que je vous raconte un peu tout ce qui s'est passé depuis ma dernière lettre.

des photos (les chats de la maison)

La chatte a eu des petits, vous devez le savoir. Il lui en reste deux, très beaux. Mais il y a une semaine, il lui est arrivé un accident, sans doute une voiture, et elle est revenue pendant la nuit à la maison, en se traînant. Elle a une patte cassée. Nous avons vu un vétérinaire qui nous a dit qu'il valait mieux ne rien faire, seulement lui donner du calcium, je ne crois pas que cela s'arrange. Elle marche avec la patte qui brinquebale et il n'y a rien à faire pour l'immobiliser. Nous allons aller voir un autre vétérinaire.

Nous sommes partis trois jours visiter le Rio Grande do Sul, dans la région des missions, à Ijui, sur le bord du rio Mel. Nous avons vu des Indiens. Mais c’était plutôt triste à voir. Dans un village ils vivaient encore dans des huttes de pailles, nous y sommes allés. Ils paraissaient vivre dans des conditions lamentables. De vraies loques humaines que l'on a gardées dans un parc pour les touristes ! Nous leur avons acheté des arcs et des paniers. Ensuite nous avons traversé un autre village, fait de rangées de maisons toutes identiques et où on met les « aculturés ». Ils semblent rongés par l’alcool. Il fallait voir cela pour le croire, mais ce n’était pas une partie de plaisir.

des photos (les Indiens d'Ijui)

Pourtant, la région est très belle.

Nous étions tous très contents et très décontractés de quitter notre trou. Au retour, nous roulions depuis longtemps sans voir l’ombre de quoi que ce soit, un vrai désert, la nuit était tombée depuis un moment et tout à coup sont apparues les lumières d’une grande ville São Gabriel. Nous nous sommes arrêtés et avons pris une chambre dans un hôtel de la rue principale. En face il y avait un cinéma où on jouait « Dona Flor et ses deux maris » d’après le roman de Jorge Amado. Nous nous sommes dépêchés de faire manger et coucher les enfants pour pouvoir aller à la séance. En arrivant devant le cinéma, nous nous sommes mis dans la queue. Rien n’avançait, au bout d’un moment on est venu nous dire que c’était plein, bien avant l’heure de la séance et ça paraissait bizarre. Nous avons insisté avec quelques autres, nous sommes restés et quand nous n'avons plus été que 4 ou 5, ils ont fini par nous faire rentrer dans une salle quasi vide. Il y avait censure et on boycottait le film. Bref, on a pu le voir et l’apprécier quand même. On a vraiment beaucoup ri.

Tout notre voyage, il a fait un temps d'été, nous avons seulement trouvé la pluie en arrivant à Porto Alegre et depuis ça n'arrête pas. Tout est inondé.

Jeudi, le lendemain de notre retour, nous avons reçu un coup de téléphone de France. Ge. a toujours des combines. Une collègue à elle, a accepté d'appeler de temps en temps. Nous avons discuté pendant une heure et quart avec les gens de Mayenne. M.-C. était là aussi et revenait de M., qu'elle avait trouvé charmant. Elle y était avec Th et des neveux. Elles dormaient à l'hôtel à G. et les neveux à la maison.

Y êtes vous allés ? Nous étions très heureux de parler avec la France, même si eux paraissaient avoir des problèmes à nous entendre. Peut-être Ge. pourra-t-elle une autre fois nous mettre en communication avec vous, mais il faut absolument que nous soyons avertis, parce que le téléphone est à deux kilomètres de chez nous.

Il est arrivé un autre malheur, Lagadu a disparu. Nous pensons qu'elle a été empoisonnée.

Vendredi dernier, nous avons été à l'inauguration d'un restaurant « l’Adega », que des amis ont installé à Porto Alegre. On y mange du pain, du fromage, des champignons à la grecque que je prépare et l'on boit du vin. Il y avait beaucoup de monde et j'ai été prise en traître et me suis retrouvée, la guitare à la main, me donnant en spectacle ! Heureusement que j'avais bu du vin, je n'ai pas eu le trac. J'ai eu du succès. Un journaliste n'arrêtait pas de me bombarder de flash ! Mon amie américaine veut absolument me lancer dans la chanson.

Nous sommes restés dormir à Porto Alegre chez les B. Les enfants étaient aussi de la fête. Le lendemain, nous avons laissé G. chez des amis et sommes revenus avec trois garçons en plus : David, Claudio et Svene. J'ai pouponné pendant tout le week-end.

D. étant venu me chercher pour aller à Guaiba, je reprends ma lettre ce soir. Je suis crevée. j'ai refait cet après-midi, les peintures de notre chambre; murs blancs, plafonds et fenêtres vert foncé; demain je ferai la pièce contiguë.

Il y a bien longtemps que nous n'avons pas eu de nouvelles de chez nous ! ça me manque beaucoup.

Le moral n’est toujours pas des meilleurs et je pense que je ne pourrai pas supporter cela longtemps. Il faut absolument que je prenne des décisions. ce n'est pas facile. Toutes les femmes ici ont des problèmes (les Européennes) et les hommes aussi, parce que les unes après les autres, elles s'en vont.

Il fait froid ce soir et la pluie ne semble pas vouloir s'arrêter. Cela devient dramatique, il y a des inondations partout. Les gens vivent dans des barques sur le bord du Rio Guaiba.

Les lapins vont bien et poussent bien. Les légumes aussi avec la pluie. Nous mangeons des navets en ce moment. Les radis français commencent à pousser.

Je vais aller me coucher, bien qu'il soit huit heures. J'espère recevoir des lettres sans tarder.

Je voudrais que J.-Y. m'envoie les paroles de 'Pauvre Ruitebeuf', car je les ai laissées en France. Il faut que je soigne mon répertoire !

 

Sanga Escura le 11 Août 1977

 

Il fait une chaleur insupportable, bonne à faire la sieste. Je viens d'aller piquer des laitues et je me sens tout vidée. Il n'y a vraiment pas d'hiver cette année, dommage pour les champignons. Je suis sur mon lit, aussi, excusez l'écriture.

Nouvelles de cette semaine : il est né douze petits lapins, un a été bouffé par les rats, il en reste onze. C'est-à-dire qu'en deux jours, j'ai doublé mon élevage. Les affaires marchent bien. Je ne savais même pas que les femelles étaient pleines. C'est la marron, celle qui s'était fait bouffer les petits il y a à peine un mois, et l’autre qui avait déjà eu les quatre petits nés les premiers qui sont de nouveau mères !. Elles n'ont pas perdu leur temps, six chacune. J'ai fort à faire à m'occuper de tout cela. Mon grand souci, ce sont les rats. Je mets partout de la mort aux rats et j'en trouve des crevés de temps en temps. On m’a conseillé de mettre des cochons d’Inde parmi les lapins pour éloigner les rats. Il paraît que leur cris les font fuir.

Merci à Papa pour les photos de M., elles ont été observées et ré observées à la loupe !... D. est satisfait, il aimerait que quelqu'un passe le bois de la lucarne au xylophène. Si Papa a des dalles d'ardoises, qu'il n'oublie pas d'en transporter quelques unes à chaque voyage.

Je viens d'aller faire la course aux petits lapins. Je les avais mis dans une cage à brouter l'herbe et ils ont réussi à passer entre les barreaux. je les ai tous rattrapés et restitués à leurs mères respectives. Il fait un vent terrible digne du chergui marocain., qui rend les bêtes inquiètes.

Je profite de la sécheresse de cette semaine pour m'occuper du jardin. J'ai transplanté choux, choux-fleurs et laitues. Les navets sont énormes et les carottes commencent à se laisser manger. Les petits pois sont en fleurs. J'ai aussi piqué des tomates et des poivrons que l'on m'avait donnés.

Je travaille aussi pour D., je lui analyse les résultats de sa production. Mais cela manque de données pour encore et les tests que je fais sont rarement significatifs. Enfin, cela me donne un peu l'impression d'être encore bonne à quelque chose.

J'ai laissé tomber les peintures faute de munitions. J'ai encore la cuisine et l'arrière-cuisine à faire. Mais c'est la dèche ! Cette semaine, nous n'avons plus un rond. Demain est le jour de paye, si P. R. ne nous fait pas encore poireauter comme il en a l'habitude. mais je suis décidée à gueuler. J'ai réussi à obtenir de D. qu'il lui parle du problème de la dévaluation. Il a accepté de l'étudier, mais en rappelant qu'on lui devait la moitié des billets d'avion. Il pense ainsi me clouer le bec, mais j'ai fait des calculs, j'attends d'avoir les indices officiels pour lui présenter les résultats. J'ai déjà calculé en prenant la moyenne du taux d'inflation annuel, trimestre par trimestre (il est d'environ 50 %) qu'il nous devait environ 50 000 cruzeiros, c'est-à-dire environ 1 700 F, de rappel d'inflation. En billet d'avion, on lui doit moins de 20 000 Cruzeiros. Je ne suis pas du tout décidée à me laisser faire et si je n'obtiens pas gain de cause, je prends l'avion avec les gosses. Je suis fermement décidée à le faire, car je n'ai vraiment pas gros avantage à rester ici gâcher ma vie professionnelle et avoir des fins de mois difficiles. Attendez-vous à me voir débarquer avant la rentrée des classes ! Si vous avez des idées pour me placer, n'hésitez pas. Je voudrais faire un an de fac pour finir ma maîtrise, donc trouver un boulot à Rennes ou à Brest. Les enfants ne demandent pas mieux que de rentrer et D. nous rejoindrait dans un an. Voyez, j'ai pensé à tout. La décision va même être une question de semaines, car le contrat est revenu de Rio et avant octobre nous devons aller à Buenos Aires pour le visa. Ce sera donc à décider auparavant. Je ne suis pas Bretonne pour rien : me meus pen kallet !...

A propos, je me suis remise au Breton, maintenant que le Portugais est automatique. Tous les soirs je fais une leçon et cela marche mieux qu'à Paris, car j'ai l'esprit plus disponible. Vous entendrez cela à mon retour. Ah ! que j'en rêve de ce retour.

Vendredi, nous allons faire un tour à l'Adega le café de nos copains. Toutes les semaines je leur fournis cinq kilos de champignons à la grecque. Je pense me faire payer demain : ils me proposaient cent cruzeiros par kilo, or le kilo de champignons coûte quarante, donc, j'en retire soixante, avec les ingrédients, je gagne quarante par kilo. C'est toujours bon à prendre. Je fais de la publicité et peut-être d'autres personnes vont encore m'en commander.

A part cela, tout le monde va bien. Les enfants sont en pleine forme, l'école semble marcher. Le Portugais marche en tous cas. T. et E. jouent souvent ensemble en Portugais. D. va bien aussi.

Je m'arrête là. j'avais sûrement encore beaucoup de choses à vous raconter. ce sera pour la prochaine fois. J'attends toujours des lettres avec impatience.

Je reçois à l'instant la lettre de Papa que j'ai savourée. Voilà le moral remonté pour un moment. Ciao

J'ai fait des photos hier soir. En voilà un spécimen, c'était pris dans le village indien.

 

Sanga Escura le 16 Août 1977

Par le même courrier je fais partir 'Um Certo Capitao Rodrigo' d'Erico Verissimo et 'Os olhos do cao azul' de Garcia Marquès. Quant à Jorge Amado, il vient d'en sortir un nouveau, mais que je n'ai pas encore.

Le temps et le moral ne sont pas des meilleurs, comment voulez-vous avoir l'âme chaude quand vous avez les pieds glacés ?...

Je n'ai pas le moral parce que je suis allée voir la maîtresse d'E et que la situation est catastrophique. Il ne va pas rester longtemps dans ce collège, mais je ne sais pas que faire. L'inscrire au CNTE complet, ce sera dur et pour lui et pour moi. Cela ne l'enchante pas. Le rapatrier en France chez quelqu'un qui voudrait bien l'héberger un an pour qu'il reprenne une scolarité normale. Il serait ravi, et moi moins.

Rentrer avec lui et les filles. ce n'est pas facile. Je suis vraiment désemparée... E uma situaçao chatissima !...

Si encore D m'aidait à affronter tout cela. Lui ne s'en fait pas et il est toujours optimiste. Je me sens devenir plus aigre, plus acariâtre, plus agressive de jour en jour. J'arrête là.

 

des photos (les chats de la maison)    des photos (les Indiens d'Ijui)

texte précédent

texte suivant

retour à l'accueil